Attention, spoiler !
- Les liens d'attachement insécures interprétés par Denzel Washington
- Pourquoi libérer les émotions refoulées ?
Les liens d'attachement insécures interprétés par Denzel Washington
Il est possible de combiner 2 types d'attachement insécures. Le film Fences, est le 3ème long métrage du réalisateur et acteur Denzel Washington. Adaptation de la célèbre pièce de théâtre du même nom, d’August Wilson, monsieur Washington nous livre une interprétation grandiose du personnage nommé Troy Maxson, imposant, égocentré, au grand sens du devoir, qui accapare l’attention de son entourage pour se sentir exister.

Sa relation avec ses enfants est le parfait exemple de lien d’attachement insécure de type désorganisé. Il incarne la figure de ce père qui prend toute la place et s’écoute parler. Il ne voit la vérité qu’à travers ses prismes et rejette le point de vue de quiconque les remet en perspective. En refusant de permettre à son fils de choisir la carrière qu’il souhaite, il lui impose une loyauté de classe, et dévoile son inconfort à l’idée de voir son descendant se heurter (dépasser?) à la limite qu’il a lui-même rencontré lors de la quête de son rêve de jeunesse.
Principale rentrée d’argent du foyer, son entourage est dépendant de lui. Il s’en plaint avec fierté, bien que pour lui, l’intérêt sous-jacent d’être dans cette position est flagrant: Troy leur est indispensable et est donc reconnue comme tel. Il le dit suffisamment pour que cela ne fasse aucun doute. Il s’identifie clairement comme étant celui qui se casse le dos pour que sa famille ne “manque de rien”. Il donne ce dont il a manqué, lui qui si jeune s’est retrouvé confronté à la violence de la vie d’un jeune afro-américain livré à lui-même au début du XXème siècle.
En revanche, ne demandez pas à cette âme généreuse d’assumer sa vulnérabilité.

Il n’a aucun problème à porter des attentions taquines et scabreuses à son épouse, preuve qu’il remplit pleinement son devoir marital. Mais lorsqu’il s’agit de parler “sérieusement” voir de se mettre à nu, il se referme, se braque, change de sujet ou tourne la situation en dérision. Vous aurez reconnu là les manœuvres du fuyant/évitant, qui préfère balayer d’un revers de main le besoin de reconnaissance de son fils et rejeter littéralement toute marque d’affection filiale. Sa pudeur le met dans l’incapacité à aimer avec tendresse et ouverture. Son truc ? C'est l'amour sous condition.
Pour autant, son amour profond pour sa famille est palpable. Il reconnaît d’ailleurs chacun de ses enfants, même adultérins, et donne une place dans sa vie à leurs mères, qu’elles soient épouse ou maîtresse.
Comment les blocages émotionnels nourrissent la masculinité toxique : 2 moments clés du film qui m’ont marqué.
Ce qui me fascine chez les humains, c’est ce qu’ils s'évertuent à cacher derrière leur persona. Que reste t-il quand on gratte la peinture en surface? J’ai été bouleversée dans les rares instants pendant lesquels on entre aperçoit notre personnage dans une forme d’intimité émotionnelle : T. Maxson s'autorise à exprimer l’origine de sa souffrance en se livrant au récit de son enfance. La distance froide et stoïque entre son histoire objectivement douloureuse et sa narration laisse à penser qu’il a peut-être vécu une dissociation traumatique lors de l’événement. Il se protège dorénavant derrière son humour perpétuel et en s’entourant de personnes dépendantes avec lesquelles il peut s’adonner à loisir à son besoin de contrôle.

Le deuxième moment est pour moi la démonstration déguisée mais pas moins toxique de son amour pour son fils. Cette scène est pour moi la pièce maîtresse du film car le point de départ de l'échange est la réparation de la clôture (“fences” en anglais). À la question de “pourquoi tu ne m’as jamais aimé”, son père de répondre “ t’aimer ? mais qui a dit que je dois t’aimer?”[...] “ta mère et moi on a mijoté ça entre nous et aimer ta petite gueule faisait pas partie du marché”. Il va même jusqu’à comparer son devoir de père à celui de son employeur qui ne le paye pas par amour mais parce qu’il le doit. Il impose à son fils de ne pas l’appeler Papa mais Monsieur, ce qui montre qu’il scinde l'affect et la responsabilité du rôle de père de famille. Des mots acerbes, d’une violence inouïe qui servent

d’introduction à sa leçon sur le sens du devoir et des responsabilités. Troy subvient aux besoins physiologiques et matériels de son fils, mais semble négliger son besoin d’être reconnu par sa figure paternelle pour ce qu’il est et non pas uniquement pour ce que cette figure attend de lui, c'est à dire devenir ouvrier et survivre. Il estime que son fils aura réussi quand il sera en mesure de payer les réparations de son propre toit, occultant le fait que, le monde du football qui n’est pas pro-afro américain certes, est potentiellement un moyen de donner à son fils, rêveur et ambitieux la possibilité d’acheter une maison ne nécessitant pas de réparation avec la TV en prime ! Nous avons là un bel exemple de quelqu’un dans un mode d’ attachement ambivalent. Il croit savoir mieux que son fils ce dont il a besoin. Sélectionne les besoins auxquels il va répondre en niant ceux qu’il estime illégitimes.
Pour survivre, Troy Maxson a été obligé de se couper de sa vulnérabilité et de sa douceur, envers lui-même d’abord, et par extension envers les autres. Étouffer les émotions qui accompagnent ces états, lui a même peut-être sauvé la vie à une période donnée. Pourtant bien que cette période semble être derrière lui, il ne s’est depuis, jamais autorisé à renouer avec ses émotions, même des années après. Le contexte de sa vie a pourtant évolué, mais dans sa représentation du monde, la douceur n’a pas sa place et a été supprimée de l’éventail des options garants d'une vie sécurisante. Sa vulnérabilité et ses émotions sont une faiblesse.
Beaucoup reconnaîtront les hommes de leur lignée dans ce cas de figure. Personnellement je ne peux m’empêcher d’y voir mon père et son père. Le père de ma mère et son fils aîné.
D’un côté des congolais, de l’autre, des guadeloupéens. Différents et pourtant si semblables. La colonisation et la déportation. La souffrance : celle de devoir se couper d’une partie d’eux-mêmes pour survivre à une vie, socialement construite pour les exploiter. Enchaîner son féminin et surexploiter son masculin. Le problème ne vient pas du masculin, mais de la masculinité. Nous sommes si nombreuses à ne jamais avoir vu nos pères pleurer. Si nombreuses à avoir engrammé l’idée de devoir être forte sans répit, parce que la vie est dure et que nos mères le sont. L’heure a sonné de s’interroger sur les croyances et les limites que nous avons modélisé en observant, engramment et reproduisant le comportement de nos figures parentales.
Évoluer dans ce système de croyances sans le remettre en question, c’est autoriser à ce qu’il perdure. Il existe aujourd’hui, pléthore de moyens pour renouer avec les parties les plus vulnérables de nous même. Je pense par exemple au travail de Valérie Djoumessi - Vibe avec ton Enfant Intérieur, qui nous aide à renouer avec les messages de l'enfant que nous étions (et sommes toujours). Ou à celui de Laila.Ocean qui dans un autre registre contribue, entre autres, à libérer et pacifier les mémoires cellulaires par des soins énergétiques du ventre. Ou encore Soumaëla de Territoire Nomade, psychologue transculturel spécialiste du déracinement et de l' expatriation.
Il est de notre responsabilité de libérer ces émotions trop longtemps diabolisées. Il est urgent de comprendre qu’elles ne disparaîtront pas en les cachant dans les abysses de notre être. Elles ont un rôle, une mission à accomplir qu’on soit d’accord ou non, car elles sont indispensables à la survie de l’Humanité. Sans ces émotions Yin, aucune mère ne peut s’attacher à son bébé. Aucun enfant ne peut pardonner les manquements de ses parents.
Ne pas les assumer, c’est leur permettre de nous dominer de manière toxique. Nous devenons toxiques pour nous et pour les autres. Après tout, il est normal de combattre ce qui essaye de nous tuer. C’est exactement la manière dont survivent ces émotions qu’on s'évertue à étouffer depuis maintenant des générations. Nos ancêtres ont trouvé par ce subterfuge, le moyen de survivre à des horreurs que nous pouvons encore ressentir dans nos cellules. N’en déplaise à ceux qui ne comprennent pas qu’on puisse souffrir d’une période que nous n’avons pas vécue #épigénétique… (Je me rappelle encore de ce que j’ai ressenti à la mort de Georges Floyd. Les traumas cellulaires se sont réveillés. Puis la sidération, la colère et la déprime se sont emparées des afro-descendants du monde entier. Quelque chose en nous avait refait surface sans qu’on s’y attende. Que devions-nous en faire ? S’en servir pour se révolter ? Dénoncer ? Cheminer ? Pacifier ? Guérir ?)
Pourquoi libérer les émotions refoulées ?
Pour qu’elles retrouvent leur juste place dans notre système. Au fin fond de leurs cachots, ces émotions, prisonnières, détiennent l’antidote pour décristalliser les souffrances qui parasitent encore à ce jour notre système cellulaire. En les libérant en conscience, nous nous libérons nous-même, et par la symbolique, nous autorisons également nos ancêtres à se libérer de ce qui n’a plus lieu d’être, là où ils sont, pour nous guider au mieux, depuis le monde invisible.
Accepter ce travail de libération ne veut pas dire ne plus ressentir cette colère, voir cette rage, qui nous pousse à nous redresser et à se mettre en marche. Cela veut juste dire, qu’au royaume des émotions, nous redonnons le droit de parole à chacune, sans jugement de valeur, et à dignité égale.
Je vous invite à voir ce film qui m’a bouleversé, parce qu’en parlant de la famille de Troy Maxson, il parle de nous.
Et que même sur des plans séquences qui durent une plombe, Denzel qui maîtrise avec brio l’art du monologue ne nous déçoit jamais !